L’Empire
de la Honte de Jean Ziegler
Biographie
de Jean Ziegler
Professeur
de sociologie à l'université de Genève, Jean Ziegler a été le
premier dirigeant de la communauté d'Emmaüs genevoise. Conseiller
municipal socialiste de la ville de Genève de 1963 à 1967, il est
conseiller national de 1967 à 1983 et de 1987 à 1999. Il se montre
extrêmement actif en déposant de nombreuses questions et
interpellations. Il n'est pas réélu aux élections de 1999 alors
qu'il est candidat de la Jeunesse socialiste à Zurich. Malgré un
succès personnel (36 244 voix), sa liste n'obtient pas suffisamment
de suffrages pour décrocher un siège. Personnalité de gauche, ses
prises de position et sa volonté d'informer sur des sujets sensibles
lui ont valu de nombreuses critiques. Ses écrits lui ont même
occasionné des procès. Jean Ziegler est aussi Rapporteur spécial
de la commission des droits de l'homme de l'ONU pour le droit à
l'alimentation.
Extrait
du livre
L’arme
de la dette
Les
maîtres de l’Empire de la honte organisent sciemment la rareté.
Et celle-ci obéit à la logique de la maximalisation du profit. Le
prix d’un bien dépend de sa rareté. Plus un bien est
rare, plus
son prix est élevé. L’abondance et la gratuité sont les
cauchemars des cosmocrates
qui consacrent des efforts surhumains à
en conjurer la perspective. Seule la rareté garantit le
profit.
Organisons-la !
Les
cosmocrates ont notamment horreur de la gratuité qu’autorise la
nature. Ils y voient une
concurrence déloyale, insupportable. Les
brevets sur le vivant, les plantes et les animaux
génétiquement
modifiés, la privatisation des sources d’eau doivent mettre fin à
cette
intolérable facilité. (...)
Organiser
la rareté des services, des capitaux et des biens est, dans ces
conditions, l’activité
prioritaire des maîtres de l’empire de
la honte. Mais cette rareté organisée détruit chaque
année la
vie de millions d’hommes, d’enfants et de femmes sur terre.
Aujourd’hui, on peut dire que la misère a atteint un niveau plus
effroyable qu’à aucune autre
époque de l’histoire. C’est
ainsi que plus de 10 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent
chaque année de sous-alimentation, d’épidémies, de pollution des
eaux et d’insalubrité. 50%
de ces décès interviennent dans les
six pays les plus pauvres de la planète. 42% des pays du
Sud
abritent 90% des victimes.
Ces enfants ne sont pas détruits par un
manque objectif de biens, mais par une inégale
distribution de
ceux-ci. Donc, par un manque artificiel.
Les
pays les plus pauvres se tuent au travail pour financer le
développement des pays riches. Le Sud finance le Nord, et notamment
les classes dominantes des pays du Nord. Le plus
puissant des moyens
de domination du Nord sur le Sud est aujourd’hui le service de la
dette.
Les flux de capitaux Sud-Nord sont excédentaires par rapport
aux flux Nord-Sud. Les pays
pauvres versent annuellement aux classes
dirigeantes des pays riches beaucoup plus d’argent
qu’ils n’en
reçoivent d’elles, sous forme d’investissements, de crédits de
coopération, d’aide
humanitaire ou d’aide dite au
développement.
En 2003, l’aide publique au développement fournie
par les pays industriels du Nord aux 122
pays du tiers-monde s’est
élevée à 54 milliards de dollars. Durant la même année, ces
derniers
ont transféré aux cosmocrates des banques du Nord 436
milliards de dollars au titre du service
de la dette. Celle-ci est
l’expression même de la violence structurelle qui habite l’actuel
ordre
du monde.
Point
n’est besoin de mitrailleuses, de napalm, de blindés pour asservir
et soumettre les
peuples. La dette, aujourd’hui, fait l’affaire.
Que
se passerait-il si un pays refusait de servir la dette, d’en verser
les intérêts aux banquiers du Nord ou au FMI ?
Il
n’existe pas de procédures de faillite (de cessation de paiement,
etc.) pour les États en
défaut de paiement. Sur ce point, le droit
international est muet. Mais dans la pratique, un
pays insolvable
est traité exactement comme une entreprise privée ou un individu
affligé
d’insolvabilité totale ou partielle.
Prenons
un exemple. Il y a près de deux décennies, le gouvernement péruvien
conduit par
Alan Garcia, considérant que la situation financière
catastrophique du pays ne lui permettait
plus d’honorer dans sa
totalité le service de sa dette extérieure, contractée auprès
des
institutions de Bretton Woods et des banquiers privés
étrangers, a décidé de n’honorer cette
dette qu’à hauteur de
30% de sa valeur totale. Quelles en furent les conséquences ?
Le
premier bateau battant pavillon péruvien, chargé de farine de
poisson, accostant au port de
Hambourg fut saisi par la justice
allemande à la demande d’un consortium de banques
créancières
allemandes. A l’époque, la République du Pérou possédait une
flotte aérienne
internationale de qualité. Eh bien, les premiers
appareils atterrissant à New York, à Madrid, à
Londres dans les
jours qui suivirent l’annonce de la réduction unilatérale des
paiements des
amortissements et des intérêts de la dette
péruvienne furent séquestrés sur requête des
créanciers en
question.
En
bref : à moins d’être en mesure de s’enfermer dans l’autarcie
totale, - et, ce faisant,
d’accepter de se couper de toute espèce
d’échanges internationaux -, aucun pays endetté du
tiers-monde
ne peut, aujourd’hui, choisir la voie de l’insolvabilité
intentionnelle.
Entretien
à propos du livre
Ce
livre est marqué par votre expérience aux Nations unies...
Totalement.
J'ai un poste d'observation comme jamais auparavant. Et je suis très
préoccupé. L'Organisation des Nations unies a soixante ans cette
année et elle est menacée mortellement. Par sa bureaucratie, d'une
part, avec ses 62000 fonctionnaires. Par son inefficacité dans
certaines crises majeures, ensuite: Srebrenica, le génocide du
Rwanda, tout cela est impardonnable. Sa charte contient les éléments
essentiels de la civilisation: la sécurité collective, la justice
sociale planétaire et les droits de l'homme. Or, ces trois piliers
sont attaqués par l'unilatéralisme de l'actuel régime américain,
qui nie la sécurité collective en Irak, envoie Wolfowitz à la
Banque mondiale et dénonce la Convention sur la torture que les
Américains avaient pourtant signée. Depuis la première législature
de Bush, une cellule a été installée au sous-sol de la
Maison-Blanche pour surveiller tous les cadres supérieurs des
Nations unies. Tous ceux qui ont un intérêt contraire aux intérêts
immédiats des Etats-Unis sont combattus. A ce rythme, les Nations
unies risquent de disparaître...
Votre
livre est un plaidoyer pour l'annulation de la dette.
Oui,
tout est là. C'est le garrot qui crée la faim et empêche le
développement. Prenons l'exemple du Brésil. Il y a 180 millions
d'habitants dont 53 millions sont gravement et en permanence
sous-alimentés. Ce sont des chiffres officiels. Le président Lula,
élu avec 61 pc des voix en octobre 2002, a une légitimité
démocratique incroyable mais il ne peut rien faire. Il a un mis en
place un programme nommé «Faim zéro» qui demande un financement.
Or, il ne dispose pas du premier sou en raison d'une dette de 235
milliards de dollars. S'il ne parvient pas à trouver une solution,
il est foutu. Mais pour cela, il doit négocier avec le FMI. S'il
prenait cette décision de façon unilatérale, le premier bateau
brésilien à accoster à l'étranger serait immédiatement saisi.
Cela
dit, l'annulation pure et simple de la dette n'est pas la seule
solution. Il y a des régimes corrompus. La société civile - l'ONG
«Jubilee 2000» en l'occurrence - a proposé un mécanisme qui
convertirait la dette des 49 pays les moins avancés en monnaie
locale afin de contribuer au développement, sous la surveillance du
FMI. C'est une voie. Mais il y a une vraie hypocrisie consistant à
dire que si les pays du Tiers-Monde ne payaient pas leur dette, le
système bancaire mondial s'effondrerait. Or, les chiffres démontrent
que c'est absolument faux. Lors de la dernière crise boursière, des
capitaux qui étaient 14 fois supérieurs à l'ensemble de la dette
des 122 pays du Tiers-Monde ont été détruits. L'économie a
parfaitement digéré cela.
A
qui profite cette hypocrisie?
Aux
cosmocrates. Les 500 plus grandes sociétés transcontinentales du
monde ont contrôlé l'année dernière plus de 54 pc du Produit
mondial brut. Nous vivons la reféodalisation du monde! Les nouveaux
seigneurs féodaux ont un pouvoir infiniment plus puissant que
n'importe quel pape ou empereur dans l'histoire. Une grande
inquiétude s'exprime partout au sujet de cette orientation du monde.
Et l'Europe reste à mes yeux trop silencieuse alors qu'elle a les
moyens de proposer un autre modèle.
Sources :