vendredi 24 août 2012

L’Empire de la Honte de Jean Ziegler


L’Empire de la Honte de Jean Ziegler

Biographie de Jean Ziegler
Professeur de sociologie à l'université de Genève, Jean Ziegler a été le premier dirigeant de la communauté d'Emmaüs genevoise. Conseiller municipal socialiste de la ville de Genève de 1963 à 1967, il est conseiller national de 1967 à 1983 et de 1987 à 1999. Il se montre extrêmement actif en déposant de nombreuses questions et interpellations. Il n'est pas réélu aux élections de 1999 alors qu'il est candidat de la Jeunesse socialiste à Zurich. Malgré un succès personnel (36 244 voix), sa liste n'obtient pas suffisamment de suffrages pour décrocher un siège. Personnalité de gauche, ses prises de position et sa volonté d'informer sur des sujets sensibles lui ont valu de nombreuses critiques. Ses écrits lui ont même occasionné des procès. Jean Ziegler est aussi Rapporteur spécial de la commission des droits de l'homme de l'ONU pour le droit à l'alimentation.

Extrait du livre
L’arme de la dette
Les maîtres de l’Empire de la honte organisent sciemment la rareté. Et celle-ci obéit à la logique de la maximalisation du profit. Le prix d’un bien dépend de sa rareté. Plus un bien est rare, plus son prix est élevé. L’abondance et la gratuité sont les cauchemars des cosmocrates qui consacrent des efforts surhumains à en conjurer la perspective. Seule la rareté garantit le profit. Organisons-la !
Les cosmocrates ont notamment horreur de la gratuité qu’autorise la nature. Ils y voient une concurrence déloyale, insupportable. Les brevets sur le vivant, les plantes et les animaux génétiquement modifiés, la privatisation des sources d’eau doivent mettre fin à cette intolérable facilité. (...)
Organiser la rareté des services, des capitaux et des biens est, dans ces conditions, l’activité prioritaire des maîtres de l’empire de la honte. Mais cette rareté organisée détruit chaque année la vie de millions d’hommes, d’enfants et de femmes sur terre. Aujourd’hui, on peut dire que la misère a atteint un niveau plus effroyable qu’à aucune autre époque de l’histoire. C’est ainsi que plus de 10 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent chaque année de sous-alimentation, d’épidémies, de pollution des eaux et d’insalubrité. 50% de ces décès interviennent dans les six pays les plus pauvres de la planète. 42% des pays du Sud abritent 90% des victimes. Ces enfants ne sont pas détruits par un manque objectif de biens, mais par une inégale distribution de ceux-ci. Donc, par un manque artificiel.
Les pays les plus pauvres se tuent au travail pour financer le développement des pays riches. Le Sud finance le Nord, et notamment les classes dominantes des pays du Nord. Le plus puissant des moyens de domination du Nord sur le Sud est aujourd’hui le service de la dette. Les flux de capitaux Sud-Nord sont excédentaires par rapport aux flux Nord-Sud. Les pays pauvres versent annuellement aux classes dirigeantes des pays riches beaucoup plus d’argent qu’ils n’en reçoivent d’elles, sous forme d’investissements, de crédits de coopération, d’aide humanitaire ou d’aide dite au développement. En 2003, l’aide publique au développement fournie par les pays industriels du Nord aux 122 pays du tiers-monde s’est élevée à 54 milliards de dollars. Durant la même année, ces derniers ont transféré aux cosmocrates des banques du Nord 436 milliards de dollars au titre du service de la dette. Celle-ci est l’expression même de la violence structurelle qui habite l’actuel ordre du monde.
Point n’est besoin de mitrailleuses, de napalm, de blindés pour asservir et soumettre les peuples. La dette, aujourd’hui, fait l’affaire.
Que se passerait-il si un pays refusait de servir la dette, d’en verser les intérêts aux banquiers du Nord ou au FMI ?
Il n’existe pas de procédures de faillite (de cessation de paiement, etc.) pour les États en défaut de paiement. Sur ce point, le droit international est muet. Mais dans la pratique, un pays insolvable est traité exactement comme une entreprise privée ou un individu affligé d’insolvabilité totale ou partielle.
Prenons un exemple. Il y a près de deux décennies, le gouvernement péruvien conduit par Alan Garcia, considérant que la situation financière catastrophique du pays ne lui permettait plus d’honorer dans sa totalité le service de sa dette extérieure, contractée auprès des institutions de Bretton Woods et des banquiers privés étrangers, a décidé de n’honorer cette dette qu’à hauteur de 30% de sa valeur totale. Quelles en furent les conséquences ?
Le premier bateau battant pavillon péruvien, chargé de farine de poisson, accostant au port de Hambourg fut saisi par la justice allemande à la demande d’un consortium de banques créancières allemandes. A l’époque, la République du Pérou possédait une flotte aérienne internationale de qualité. Eh bien, les premiers appareils atterrissant à New York, à Madrid, à Londres dans les jours qui suivirent l’annonce de la réduction unilatérale des paiements des amortissements et des intérêts de la dette péruvienne furent séquestrés sur requête des créanciers en question.
En bref : à moins d’être en mesure de s’enfermer dans l’autarcie totale, - et, ce faisant, d’accepter de se couper de toute espèce d’échanges internationaux -, aucun pays endetté du tiers-monde ne peut, aujourd’hui, choisir la voie de l’insolvabilité intentionnelle. 

Entretien à propos du livre
Ce livre est marqué par votre expérience aux Nations unies...
Totalement. J'ai un poste d'observation comme jamais auparavant. Et je suis très préoccupé. L'Organisation des Nations unies a soixante ans cette année et elle est menacée mortellement. Par sa bureaucratie, d'une part, avec ses 62000 fonctionnaires. Par son inefficacité dans certaines crises majeures, ensuite: Srebrenica, le génocide du Rwanda, tout cela est impardonnable. Sa charte contient les éléments essentiels de la civilisation: la sécurité collective, la justice sociale planétaire et les droits de l'homme. Or, ces trois piliers sont attaqués par l'unilatéralisme de l'actuel régime américain, qui nie la sécurité collective en Irak, envoie Wolfowitz à la Banque mondiale et dénonce la Convention sur la torture que les Américains avaient pourtant signée. Depuis la première législature de Bush, une cellule a été installée au sous-sol de la Maison-Blanche pour surveiller tous les cadres supérieurs des Nations unies. Tous ceux qui ont un intérêt contraire aux intérêts immédiats des Etats-Unis sont combattus. A ce rythme, les Nations unies risquent de disparaître...

Votre livre est un plaidoyer pour l'annulation de la dette.
Oui, tout est là. C'est le garrot qui crée la faim et empêche le développement. Prenons l'exemple du Brésil. Il y a 180 millions d'habitants dont 53 millions sont gravement et en permanence sous-alimentés. Ce sont des chiffres officiels. Le président Lula, élu avec 61 pc des voix en octobre 2002, a une légitimité démocratique incroyable mais il ne peut rien faire. Il a un mis en place un programme nommé «Faim zéro» qui demande un financement. Or, il ne dispose pas du premier sou en raison d'une dette de 235 milliards de dollars. S'il ne parvient pas à trouver une solution, il est foutu. Mais pour cela, il doit négocier avec le FMI. S'il prenait cette décision de façon unilatérale, le premier bateau brésilien à accoster à l'étranger serait immédiatement saisi.
Cela dit, l'annulation pure et simple de la dette n'est pas la seule solution. Il y a des régimes corrompus. La société civile - l'ONG «Jubilee 2000» en l'occurrence - a proposé un mécanisme qui convertirait la dette des 49 pays les moins avancés en monnaie locale afin de contribuer au développement, sous la surveillance du FMI. C'est une voie. Mais il y a une vraie hypocrisie consistant à dire que si les pays du Tiers-Monde ne payaient pas leur dette, le système bancaire mondial s'effondrerait. Or, les chiffres démontrent que c'est absolument faux. Lors de la dernière crise boursière, des capitaux qui étaient 14 fois supérieurs à l'ensemble de la dette des 122 pays du Tiers-Monde ont été détruits. L'économie a parfaitement digéré cela.

A qui profite cette hypocrisie?
Aux cosmocrates. Les 500 plus grandes sociétés transcontinentales du monde ont contrôlé l'année dernière plus de 54 pc du Produit mondial brut. Nous vivons la reféodalisation du monde! Les nouveaux seigneurs féodaux ont un pouvoir infiniment plus puissant que n'importe quel pape ou empereur dans l'histoire. Une grande inquiétude s'exprime partout au sujet de cette orientation du monde. Et l'Europe reste à mes yeux trop silencieuse alors qu'elle a les moyens de proposer un autre modèle. 

Sources :

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